dimanche 5 février 2012

J'ai lu "Chroniques de l'Occident nomade" de Aude Seigne

Un jour, devant «la mer scintillante comme un désert bleu», c’est la révélation. «Le désert de glace aveugle et défile alors que le ciel est d’un bleu pâle infini. J’ai quinze ans mais je ne me suis jamais réveillée sur un tel panorama et des milliers de générations d’humains ont dû le faire tous les jours avant moi. Quelque chose craque en moi ce jour-là, une paroi se rompt sans crier gare, la possibilité de l’abîme se dévoile en même temps que celle du bonheur absolu.» Reprenant les réflexions de Nicolas Bouvier, Aude Seigne découvre que l’état nomade à quelque chose à lui apprendre. «On ne sait pas très bien pour quoi on s’embarque quand on commence à voyager, mais comme dans un roman, tout est déjà là dès l’incipit.» Alors Aude Seigne est partie. Ce livre est une pause dans l’errance de cette jeune « bourlingueuse du XXIe siècle », un moment d’écriture, un point sur elle-même, avant d’autres probables départs.

Pour la voyageuse, le voyage permet toujours de se découvrir soi-même – même si l’on pense se connaître, « il y a des moments où je ne sais plus très bien d’où viennent certains confins de moi-même » – et permet de vérifier que voyage et amours sont étroitement liés. « Comment aller à la rencontre de l’autre ? C’est la question de l’amour, de l’amitié, c’est aussi la question des voyages. » Et là aussi les découvertes se suivent. «Comment la timide collégienne au caractère doux et effacé que j’étais il y a peu encore se retrouve-t-elle un jour dans un avion pour rejoindre à Rome un jeune Cambridgien qui fut son amant d’une nuit?» Nous sommes tous passés par là. Même sans prendre un avion. Et peut-être sommes-nous aussi arrivés à l’idée que «l’amour absolu existe. Mais il n’existe que parce qu’il est irréaliste. Il n’est pas de ce monde.»

Le voyage, les rencontres, permettent de se poser des questions, et de mieux comprendre le monde actuel et les difficultés à s’écouter et à se comprendre. Exemple avec ces Indiens qui regardent une chaîne de télé diffusant des clips de chanteuses, des « femmes aux corps sublimes qui se trémoussent en strings », images non seulement bien loin de leurs préoccupations, mais qui faussent leurs regards : «ce qu’ils ne savent pas, c’est que ces images sont aussi irréelles pour nous que pour eux. Et c’est là qu’il y a incompréhension.» Quant aux lieux, faut-il les décrire, pour qui, comment ? Ou bien est-ce l’esprit du voyage qui doit compter avant tout ? Réponse : « Ce sont les rues qui font un pays, ce sont les rues qui font qu’on y est allé. Tout le reste se trouve sur Internet ou dans des livres de voyage, guides, livres d’art ou portfolio.»

C’est en écrivant sur sa «Russie malheureuse», ou sur son « obsession, parfois, d’aller au bout des choses », sur ses peurs, sur ses «attentes démesurées» et ses déceptions, ses moments difficiles – nombreux, voire ses désillusions, ou bien sur les lieux qu’elle considère comme sa «géographie personnelle», sur ces endroits où elle «pourrait s’installer plusieurs mois seule avec le vent et la lumière», ou sur ces «instants clos», ces quelques instants vécus «comme de petits voyages poétiques à l’intérieur de plus grands voyages réels» ; c’est en (se) posant des questions comme désir ou besoin de partir ?; c’est en écrivant sur tout cela que Aude Seigne confirme que tout est lié, imbriqué. On ne parle pas du voyage, de l’amour, de l’écriture, de la lecture, de façon indépendante. «J’allais écrire qu’il y a beaucoup à dire sur le lien aimer-voyager. Mais il y a également beaucoup à dire sur lire-voyager, sur écrire-aimer et donc sur lire-écrire-aimer-voyager.»
Le livre est constitué de petits chapitres qui mêlent donc les voyages, les époques, les souvenirs, les idées. «C’est cela que je dois faire. Ce n’est pas me forcer à écrire des histoires cohérentes, bouclées, finies, sur des voyages que je ne vois plus de manière isolée. J’ai besoin de dire le travail de la mémoire.» Alors ne comptez pas lire un récit de voyage… Mais plutôt de petites histoires, des sensations, des nuances. «Je vous raconte le monde dans sa discontinuité.» Le tout avec beaucoup de sensibilité. Comme ce chapitre consacré au dimanche. La vacuité du dimanche. Arriver dans une ville un dimanche. Du coup «la récurrence fait son travail signifiant.» Kiev, Eger, Trieste livrent des souvenirs et des sensations liées aux dimanches. «Je bois mon capuccino, ce moment, ces minutes. Les passants marchent lentement. Dimanche.» (Jacques Lacarrière a écrit « un dimanche cela ne se voit guère dans un paysage », mais il marchait alors dans la campagne française des années 70…)

Si, comme les vraies voyageuses, Aude sait savourer l’instant présent, elle sait aussi parfaitement le décrire pour que chaque lecteur (re)trouve sa propre sensation. «J’étais entrée dans cette librairie d’occasion comme un point d’éternité. La vie superbe. L’instant était là, parfait, uni, tremblant.» Et si elle reconnait que « les mots des autres on bercé ma vie », elle n’est pas du genre à raconter des « exploits » comme ceux qui couvrent les pages d’une certaine « littérature dite nomade ». Aude Seigne raconte de préférence les choses les plus simples, les plus subtiles : «j’entends le silence » Ou «Les ombres tournent». Enfin : «S’allonger dans le désert sans dormir et se taire.» En effet : que dire de plus ? Il ne reste plus qu’à écouter la voyageuse : «ailleurs est à la porte» et «partir est le meilleur moment.»

Les premières lignes : « Comment cela a-t-il commencé au juste ? Pourquoi ce mouvement tout à coup, ces ailleurs, ces hommes ? Est-ce que j’écris sur les voyages, est-ce que j’écris sur l’amour ? Difficile à dire. Au début du mouvement, je vois un ferry qui arrive sur la Grèce un matin de juillet. J’ai quinze ans. Je me couche un soir sur le pont à Brindisi. J’ai quinze ans. Je vois mes compagnons de voyages dérouler un fin matelas de camping sur le ponton crasseux. Il n’y a pas un mètre carré de libre, il faut enjamber ces îles humaines comme on traverserait une rivière au lit peu marqué. J’entends d’ici la réaction petite bourgeoise qui crie en moi. Mais on ne va pas dormir ici quand même ? »

Aude SEIGNE
Chronique de l’Occident nomade
Édition originale : Paulette Éditions, févier 2011.
Éditions Zoé, octobre 2011
http://www.editionszoe.ch/
144p
16€
Prix Nicolas Bouvier 2011

Aude Seigne est née le 14 février 1985 et vit à Genève. Elle a reçu pour ce récit le prix Nicolas Bouvier 2011 remis lors du festival Étonnants Voyageurs de Saint Malo. Outre sa participation à plusieurs ouvrages collectifs, elle a aussi publié « Variation sur un hiver amoureux », un recueil de poèmes, aux éditions Baudelaire.Site Internet : http://www.audeseigne.com/

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