Les
cygnes sauvages
Traduit par Marie-Claude White
Éditions Le mot et le reste
Parution le 06/06/2013
« Je suis parti dans le vent »
Un beau jour, à
la fin des années 80, Kenneth White décide de faire « une virée » au
Japon, en forme de « pèlerinage géopoétique », pour « rendre
hommage aux choses précieuses et précaires » et pour faire un
« voyage- haïku » dans le sillage de Bashô. Il espère bien en tirer
un livre, qu’il voudrait « petit livre nippon extravagant, plein d’images
et de pensées zigzagantes. » S’immerger dans un pays, dans une culture,
dans des souvenirs littéraires, et « si possible, voir les cygnes sauvages
venus de Sibérie s’abattre avec leurs cris d’outre-terre sur les lacs du Nord
où ils viennent hiverner. » On ne peut pas avoir de buts plus clairs pour
un voyage. Le résultat est ce récit, Les
Cygnes sauvages, un livre à l’air inoffensif, pas très épais, et pourtant
rempli à craquer d’histoires, de descriptions, de sons, de poésie, de
philosophie, d’histoire littéraire, d’érudition – mais une érudition douce, qui
ne fait pas mal à la tête, et même une érudition qui rend intelligent. Ou zen.
Le livre s’ouvre
sur l’arrivée à Tokyo: « au premier coup d’œil c’est tout bonnement
hideux. » Tokyo la ville lumière est aussi une ville de bruits. Elle est peuplée
d’étrangers à son image : occidentaux (américains, pour tout dire), et
bruyants. Mais, en cherchant un peu, le voyageur, pour peu qu’il parte à la
recherche de la « météorologie mentale » des habitants de ce pays,
finit par trouver des jardins tranquilles, d’autres rencontres, l’autre Japon.
Il suffit d’ouvrir des portes, de rue en rue, au fil des discussions, jusqu’à
ce que « l’aube arrive avec un goût de saké froid ». Et lorsque le
voyage se poursuit ainsi, les rencontres sont l’occasion de comprendre ce que
K. White lui-même cherche, puis, quand il a trouvé, il nous raconte. Ce qui
nous vaut de savoureux dialogues, dans le train pour Yokohama ou ailleurs.
Jusqu’à comprendre qu’au Japon l’essentiel est dans l’esprit.
Gardons
ouvertes d’autres routes
Un dialogue, sur
l’autoroute, K.W. est à coté de Kenji, son guide du jour.
« Soudain Kenji lâcha:
Nous avons trahi le vrai monde.
– Le vrai monde ? Qu’est-ce que c’est ?
– Je ne sais pas. Mais ce n’est pas ça – et il fit un geste de la main en direction de l’autoroute.
– Eh bien, peut-être que nous y reviendrons. Ce truc dingue ne pourra pas durer longtemps. Ça pétera un de ces jours, bientôt.
– Trop fort et trop tard.
– Pas si on garde ouvertes d’autres routes. »
Nous avons trahi le vrai monde.
– Le vrai monde ? Qu’est-ce que c’est ?
– Je ne sais pas. Mais ce n’est pas ça – et il fit un geste de la main en direction de l’autoroute.
– Eh bien, peut-être que nous y reviendrons. Ce truc dingue ne pourra pas durer longtemps. Ça pétera un de ces jours, bientôt.
– Trop fort et trop tard.
– Pas si on garde ouvertes d’autres routes. »
Ailleurs, un japonais
parle de revenir dans « l’arrière pays de toujours », de retrouver et
cultiver ce qui a été perdu. Et Kenneth White d’aller dans ce sens :
« on se demande si l’humanité ne pourrait pas s’arrêter tout simplement
pendant quelques temps, jeter un coup d’œil autour d’elle et dire, OK ! Il
est temps d’essayer de refaire le cercle. » Le problème c’est « mais
où est l’humanité? » Comment décider ensemble quand il y a cette nation-ci
et cette nation-là, ce clan-ci et ce clan-là, cette personne-ci et cette personne-là ?
Prendre d’autres
routes, garder ouvertes d’autres routes, ne pas se laisser enfermer dans une
cage, faire un « simple retour tranquille » en arrière, sans pour
autant penser que c’était mieux avant, mais « retrouver et cultiver ce qui
avait été perdu », faire une « renouée », « refaire le
cercle », revenir à « l’esprit des choses quand les esprits
circulaient dans le monde »… On voit bien les propositions de K. White,
qui cherche à nous entraîner ailleurs que dans la médiocrité ambiante de notre
époque et qui nous dit que toute l’agitation actuelle du monde ne résoudra
rien. Alors, commet faire ?
La solution (au
moins la tentative de la rechercher) se trouve peut-être dans le voyage.
Et dans la poésie. Le voyage et la poésie: Bashô.
L’homme
du vent et des nuages
Il est
évidemment beaucoup question de Bashô dans ce récit. Maître Bashô. Un poète qui
prit la route peut-être pour calmer « une angoisse fondamentale qu’aucune
religion ne pouvait soulager », et qui, en apportant un ton nouveau, en
écrivant la nouvelle sorte de livre qu’il cherchait, ce « livre de la voie
et du vent », modifia le cours de la poésie japonaise. Bashô, cet
« homme du vent et des nuages », qui avait une conscience du
caractère transitoire de toute chose, avec une perception de la beauté de la
nature, Bashô le maître du haïku.
Sur une branche dénudée
est perché un corbeau
crépuscule d’automne.
est perché un corbeau
crépuscule d’automne.
K.White répond :
Ce matin-là
sur les eaux de la Sumida
une mouette solitaire
sur les eaux de la Sumida
une mouette solitaire
La route est
toujours poétique. Même quand il pleut. La pluie rendrait plus sensible. Les
peintres de l’ukiyo-e comme Hiroshige aimaient la pluie. Hiroshige est
ce peintre connu pour ses estampes réalisées au long du Tokaido. Lorsque K.
White aborde le Hokkaido, cette île en forme de raie, cet « autre
monde », il a le sentiment d’arriver dans le « pays lointain »
qu’il cherchait. Il nous entraîne à sa suite, d’une réflexion sur le pèlerinage
dans la montagne – ces montagnes que les occidentaux escaladent pour les
vaincre, et que les orientaux contemplent–, à la visite d’un sanctuaire shinto,
de la découverte du jiyuristu, l’école du vers libre, à la découverte du
port de Sakata, la ville du saké, port rempli «du teuf-teuf-teuf des bateaux»,
du massif du Hokkoda, la demeure du vent.
Des
corbeaux en couleur
Avec K. White on
ne voyage pas en se bouchant les oreilles. Il y beaucoup de bruit(s) dans ce
récit. Les marteaux frappent les cloches de métal des temples ; les pieds
du marcheur font crisser l’épais gravier blanc. Et la nature, pour qui ne
détourne pas l’oreille, produit toutes sortes de sons. « Il y a un mois
environ, là-bas sur le mont Haguro fourmillaient les yamabushi, soufflant dans
leurs conques, mais ce matin, tout ce que j’entends, c’est un corbeau, kraa
kraa, kraa kraa, dans le ciel d’un bleu éblouissant. » Beaucoup de vent, et
beaucoup de corbeaux au Japon ! On les retrouve plus loin dans le
Hokkoda : « tout croassant dans le vent, et le vent, le vent du
Hokkoda, portant leurs cris jusque dans les hauteurs sereines de cet automne
suspendu dans le temps. » Et encore ici : « plus gros qu’à
l’ordinaire, qui crient, crient, crient dans le ciel venteux. »
Avec K. White on
entend tout, et ne voyage pas en noir et blanc. Il y a également beaucoup de
choses à voir, pour qui sait ne pas fermer les yeux. « Or rouge sur les
collines, rivières fumant dans le soleil du matin, traces de neige sur les hauteurs,
et partout des corbeaux… » Plus loin une forêt avec « ses
feuilles rouges, au jeu de lumière et d’ombre sur les éclaboussures blanches de
la cascade. » Autre exemple : « une énorme grue peinte en rouge
qui se profile au-dessus de la ville ; on aurait juré le portail -
perchoir de quelques sanctuaire shinto. »
Les
« lointains rivages »
Finalement
arrive le bout du chemin. Le Hokkaido, ce territoire au bord du monde,
auparavant appelé le pays barbare, un temps occupé par des gens en marge de la
société, bannis et autres chercheurs d’or. Jusqu’à ce que des colons japonais
eurent le désir de coloniser ce pays qui était considéré comme
« vide », pourtant peuplé de Aïnous, mais comme l’Australie était
peuplée d’Aborigènes. Avec des conséquences identiques. Le 15 octobre au matin
K. White est sur la route 5 le long de la péninsule d’Oshima, « la queue
de la raie », puis il se dirige vers le mont de la Grande Neige, sous la
neige. Il s’enfonce dans un « vide neigeux » au risque de se perdre.
Pour constater aussitôt qu’il est difficile de se perde
volontairement : « cela peut paraître parfois, quand on y pense, un
bon moyen de sortir de tout le bruit et de toute la chierie, mais une fois sur
place, le corps se rebelle, veut garder les pieds sur cette sale et saoule
vieille terre rouge. » Poursuivre, mettre un pied devant l’autre, est donc
une réaction instinctive et bénéfique. Avancer et garder les yeux ouverts… « Rougeurs
brumeuses de l’automne, le Pacifique aux reflets bleus, cimes enneigées à
l’horizon (…) bateaux à l’ancre, grues défilant dans un élégant silence, ramasseurs
de coquillages affairés. » Toujours ces phrases courtes, parfois sans
verbe. Des plans, que nous suivons du regard. « Encore des grues,
s’élevant au-dessus d’un mer d’herbe jaune. Une plage de sable noir. » Garder
les yeux ouverts et enfin voir les cygnes sauvages : « Ils ont
tourné, tourné dans l’air vif et clairs. Je les ai suivis des yeux et de l’esprit. »
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